Espace mathématique

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Ce perférent a pour origine le contenu rédigé par Jean-Marc SCHLENKER, « ESPACE, mathématique », Encyclopædia Universalis [en ligne], consulté le 23 septembre 2020. URL : https://www.universalis.fr/encyclopedie/espace-mathematique/

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La géométrie antique, telle qu'elle apparaît dans les Éléments d'Euclide, propose une vision formalisée de l'espace. Elle traite d'objets géométriques idéalisés – points, droites, polyèdres, sections coniques, etc. – selon leurs propriétés d'incidence et leurs mesures (longueurs, aires, volumes). La description repose sur un petit nombre de propositions admises sans discussion, les axiomes, dont toutes les autres propriétés découlent par une suite de démonstrations précises.

Ce paradigme « euclidien » formalise nos notions intuitives de l'espace, et il domine la géométrie occidentale jusqu'à la fin du Moyen Âge. Les développements ultérieurs des mathématiques vont conduire à de multiples notions d'espace, puisque ce terme apparaît dans de nombreux contextes où l'intuition géométrique s'applique ; on parle par exemple d'espace topologique ou d'espace fonctionnel. On va décrire ici quelques notions plus spécifiquement géométriques.

De la géométrie projective aux espaces symétriques

À la Renaissance, l'invention de la perspective, par des peintres comme Piero della Francesca (1410-1492), Léonard de Vinci (1452-1519) ou Albrecht Dürer (1471-1528), conduit à étudier les projections sur un plan, depuis un point usuel ou « à l'infini ». Les notions qui émergent alors sont formalisées en 1636 par Girard Desargues, dans le cadre nouveau de la géométrie projective. Desargues ajoute au plan euclidien (et à l'espace euclidien) des points « à l'infini », pour obtenir le « plan projectif » (et l'espace projectif de dimension trois). La notion de distance disparaît, mais les notions de droite, de plan, de projection et de conique subsistent. Il existe des transformations qui envoient les points à l'infini sur des points « usuels », et qui envoient à l'infini des points « usuels ».

On peut identifier le plan projectif avec l'espace des droites de l'espace euclidien qui passent par l'origine ; si on fixe un plan P ne contenant pas l'origine, les points de P sont chacun associés à une droite qui n'est pas parallèle à P – c'est simplement la droite passant par ce point et par l'origine – alors que les droites parallèles à P sont associées aux points « à l'infini ». Les droites du plan projectif correspondent aux ensembles de droites (contenant l'origine) parallèles à un plan donné.

Desargues ne se contente pas de proposer un nouveau formalisme d'une évidente élégance ; il en démontre aussi la puissance, à l'aide de nouveaux théorèmes d'énoncé purement euclidien mais dont la preuve repose sur la géométrie projective. Pourtant, sa découverte sera mal comprise, voire rejetée, et essentiellement oubliée après la perte de son ouvrage majeur et de l'œuvre géométrique de son disciple Blaise Pascal ; elle ne sera retrouvée que beaucoup plus tard par Gaspard Monge (1746-1818) et Jean Poncelet (1788-1867).

Une autre géométrie se développe au xixe siècle, à partir d'interrogations déjà anciennes sur les Éléments d'Euclide. Le cinquième axiome d'Euclide affirme que, par un point donné, il passe exactement une droite parallèle à une droite donnée. Une forme équivalente énonce que la somme des angles d'un triangle est égale à π. Or, dès la Renaissance, des géomètres ont tenté de montrer que cet énoncé découlait des autres axiomes d'Euclide.

Motivés par cette question, János Bolyai et Nikolaï Lobatchevski découvrent indépendamment, vers 1825, une nouvelle forme de géométrie, appelée hyperbolique, dans laquelle tous les axiomes d'Euclide sont vrais, sauf le cinquième qui est remplacé par celui-ci : par un point donné, il passe une infinité de parallèles à une droite donnée. On parle donc de géométrie non euclidienne.

La géométrie hyperbolique est, par rapport à la géométrie euclidienne, dans une position opposée à celle de la géométrie sphérique. Sur la sphère, le rôle des droites est joué par les grands cercles, qui sont les intersections de la sphère avec les plans passant par son centre. Deux grands cercles se rencontrent toujours en exactement deux points. De plus, la somme des angles d'un triangle tracé sur la sphère est égale non pas à π, mais à π plus l'aire du triangle ; dans le plan hyperbolique, cette somme est égale à π moins l'aire du triangle.

Dès sa découverte, la géométrie hyperbolique montre une remarquable richesse, supérieure sur certains points importants à celle de la géométrie euclidienne. Elle joue aujourd'hui un rôle central dans plusieurs branches des mathématiques, de la théorie des nombres à la topologie.

Felix Klein propose en 1872 un renversement de la notion d'espace géométrique, dans son « programme d'Erlangen ». Il propose de mettre l'accent non pas sur les objets géométriques (points, droites, coniques, etc.), mais sur le groupe des transformations qui laissent invariantes les propriétés géométriques d'un espace, qui peut être euclidien, projectif ou hyperbolique. Les propriétés de l'espace se traduisent et s'expliquent par la structure algébrique du groupe de ses transformations, qui devient dès lors le point focal de l'attention des géomètres.

Les idées de Klein trouvent leur pleine réalisation dans le travail d'Élie Cartan (1869-1951), qui définit les espaces symétriques comme des espaces qui sont invariants sous l'action d'un groupe « suffisamment grand » ; deux points quelconques y ont toujours des voisinages qui sont identiques. Les exemples les plus simples d'espace symétrique sont les espaces euclidien, hyperbolique ou sphérique. Mais, en dimensions supérieures, il y en a beaucoup d'autres : Cartan les a classifiés, c'est-à-dire qu'il en a donné une liste exhaustive. Ces espaces gardent une position centrale dans les mathématiques contemporaines.

Le paradigme riemannien

Un autre point de vue sur la géométrie apparaît au milieu du xviie siècle, lorsque René Descartes remarque que la position des points de l'espace euclidien peut être décrite par la donnée de trois nombres, ses coordonnées cartésiennes, qui indiquent la position de ses projections sur trois droites orthogonales. Ainsi, des objets géométriques – droites ou ellipses, mais aussi courbes plus générales – sont décrits comme ensembles de solutions d'équations algébriques portant sur leurs coordonnées. Un pont est jeté entre la géométrie et l'algèbre, voire l'analyse.

Vers 1820, Carl Friedrich Gauss, étudiant la géodésie, comprend que l'utilisation de coordonnées n'est pas réservée au plan euclidien, mais s'applique aussi aux surfaces dans l'espace. Gauss découvre que les propriétés métriques locales de ces surfaces sont déterminées par un nombre défini en chaque point, la courbure. Une surface peut être appliquée sur un plan, sans changer la longueur des courbes qui y sont tracées, si et seulement si sa courbure est nulle ; la courbure de la sphère étant égale partout à 1, il est impossible de réaliser sans déformation des cartes de la Terre.

Ces considérations prennent une extension considérable en 1846 dans le mémoire d'habilitation de Bernhard Riemann. Riemann, loin de se restreindre à considérer des surfaces dans l'espace, introduit des objets de dimension quelconque (qu'on appelle aujourd'hui variétés différentielles) qui admettent au voisinage de chaque point un système de coordonnées. On peut alors parler d'espace tangent en chaque point, comme pour les surfaces dans l'espace euclidien. Riemann considère sur chacun de ces espaces tangents un produit scalaire, ce qui permet de définir la norme des vecteurs tangents, donc la longueur d'une courbe, et par là même la distance entre deux points – on parle de métrique riemannienne. Enfin, Riemann montre que les propriétés géométriques locales de ses variétés sont déterminées en chaque point par un objet complexe de nature algébrique (appelé aujourd'hui tenseur de courbure de Riemann) qui généralise la courbure introduite par Gauss pour les surfaces ; il mesure l'« écart » à la géométrie euclidienne, puisqu'une variété munie d'une métrique riemannienne est localement identique à l'espace euclidien si et seulement si son tenseur de courbure de Riemann est nul.

Ce nouveau cadre va constituer la principale notion d'espace en géométrie et en physique. Il généralise la géométrie euclidienne, mais aussi celle des espaces symétriques, et beaucoup d'autres exemples importants pour les mathématiques ou pour leurs applications.

Le tenseur de courbure de Riemann est central pour la compréhension de la géométrie locale, mais algébriquement complexe, et sa signification heuristique est difficile à appréhender. Par une opération simple, on peut en extraire un autre tenseur, d'interprétation plus simple, la courbure de Ricci.

Lorsque Albert Einstein publie en 1915 sa théorie de la relativité générale, la géométrie de Riemann en constitue le fondement. La relativité générale postule que l'attraction gravitationnelle est le produit d'une déformation de la structure de l'espace-temps, décrite par une métrique riemannienne (en un sens très légèrement modifié car certains termes sont négatifs), par la matière qui s'y trouve.

L'équation fondamentale de la relativité générale est simplement l'égalité entre la métrique riemannienne de l'espace et sa courbure de Ricci, à laquelle s'ajoute un terme décrivant la présence de matière.